sunrise
Publié en français en 1949 chez Robert Laffont. Il s’agit ici de la traduction de Michel Arnaud.
Chapitre XXX.
Il se retrouva assis dans le grand fauteuil d’une chambre à coucher ; et c’était un soir extraordinaire qui entrait par la fenêtre avec l’air embaumé. Drogo regardait d’un œil morne le ciel qui devenait toujours plus bleu, les ombres violettes du vallon, les crêtes encore baignées de soleil. Le fort Bastiani était loin, on n’apercevait même plus ses montagnes.
Ce devait être là un soir de bonheur même pour les hommes qui n’avaient pas beaucoup de chance. Giovanni pensa à la ville dans le crépuscule, aux douces angoisses de la nouvelle saison, aux jeunes couples dans les avenues le long du fleuve, aux accords de piano qui venaient des fenêtres où il y avait déjà de la lumière, au sifflement d’un train dans le lointain. Il imagina les feux du bivouac ennemi au milieu de la plaine du Nord, les lanternes du fort qui se balançaient au vent, la nuit blanche et merveilleuse des veilles de bataille. Tout le monde, d’une façon ou de l’autre, avait une raison, même petite, d’espérer, tout le monde sauf lui.
En dessous, dans la salle commune, un homme, puis un autre s’étaient mis à chanter en chœur une sorte de chanson d’amour populaire. Très haut dans le ciel, là où le bleu se faisait plus profond, trois ou quatre étoiles s’allumèrent. Drogo était seul dans sa chambre, l’ordonnance était descendue boire un verre. Dans les coins et sous les meubles s’amassaient des ombres suspectes. Giovanni, pendant un instant, sembla incapable de se dominer (après tout, personne ne le voyait, personne au monde ne le saurait), pendant un instant, le commandant Drogo eut l’impression que le lourd fardeau de son âme allait se résoudre en larmes.
À ce moment précis, surgit, claire et terrible, venue de lointains replis, une nouvelle pensée : celle de la mort.
Il parut à Drogo que la fuite du temps s’était arrêtée. C’était comme si un charme venait d’être rompu. Les derniers temps, le tourbillon s’était fait toujours plus intense, puis, brusquement, plus rien, le monde stagnait dans une apathie horizontale et les horloges fonctionnaient inutilement. La route de Drogo avait atteint son terme ; le voici maintenant sur la rive solitaire d’une mer grise et uniforme, autour pas une maison, pas un arbre, pas un homme, et tout cela est ainsi depuis des temps immémoriaux.
Des extrêmes confins il sentait avancer sur lui une ombre progressive et concentrique, c’était peut-être une question d’heures, peut-être de semaines ou de mois ; mais même les semaines et les mois sont une bien pauvre chose quand ils nous séparent de la mort. La vie donc n’avait été qu’une sorte de plaisanterie : pour un orgueilleux pari tout avait été perdu.
Dehors, le ciel était devenu d’un bleu intense, il restait néanmoins à l’occident une bande de lumière au-dessus du profil violet des montagnes. Et l’obscurité avait pénétré dans la chambre, on distinguait uniquement les formes menaçantes des meubles, la blancheur du lit, le sabre brillant de Drogo. Il ne bougerait plus de là, il s’en rendait compte.
Enveloppé de la sorte par les ténèbres, cependant qu’au-dessous les douces chansons continuaient, entremêlées des arpèges d’une guitare, Giovanni Drogo sentit alors naître en soi un espoir extrême. Lui, seul au monde et malade, renvoyé de la forteresse comme un importun et un poids, lui qui était resté en arrière de tout le monde, lui timide et faible, osait imaginer que tout n’était pas fini ; parce que peut-être était vraiment arrivée sa grande chance, la bataille définitive qui pouvait racheter sa vie entière.
Effectivement s’avançait contre Giovanni Drogo l’ultime ennemi. Non point des hommes semblables à lui, tourmentés comme lui par des déserts et des douleurs, des hommes d’une chair qu’on pouvait blesser, avec des visages que l’on pouvait regarder, mais un être tout-puissant et méchant ; il n’était pas question de combattre sur le sommet des remparts, au milieu des coups de canon et des cris exaltants, sous un ciel printanier tout bleu, il n’y avait pas d’amis à côté de vous dont la vue vous redonne du courage, il n’y avait pas non plus l’âcre odeur de la poudre, ni de fusillades, ni de promesses de gloire. Tout va se passer dans la chambre d’une auberge inconnue, à la lueur d’une chandelle, dans la solitude la plus totale. On ne combat pas pour repartir couronné de fleurs, par un matin de soleil, au milieu des sourires des jeunes femmes. Il n’y a personne qui regarde, personne ne vous dira bravo.
Oh ! c’est une bataille bien plus dure que celle qu’il souhaitait jadis. Même de vieux hommes de guerre préféreraient ne pas la tenter. Parce qu’il peut être beau de mourir en plein air, à l’air libre, dans la fureur de la mêlée, quand on a le corps encore jeune et sain, au milieu des triomphales sonneries de trompette ; il est certes plus triste de mourir d’une blessure, après de longues souffrances, dans une salle d’hôpital ; plus mélancolique encore de finir chez soi, dans son lit, au milieu des affectueuses lamentations, des lumières tamisées et des fioles de médicaments. Mais rien n’est plus difficile que de mourir en un pays étranger et inconnu, sur le lit banal d’une auberge, vieux et enlaidi, sans laisser personne derrière soi.
Courage, Drogo, c’est là ta dernière carte, va en soldat à la rencontre de la mort et que, au moins, ton existence fourvoyée finisse bien. Venge-toi finalement du sort, nul ne chantera tes louanges, nul ne t’appellera héros ou quelque chose de semblable, mais justement pour cela çà vaut la peine. Franchis d’un pied ferme la limite de l’ombre, droit comme pour une parade, et souris même, si tu y parviens. Après tout, ta conscience n’est pas trop lourde et Dieu saura pardonner.
C’est là ce que Giovanni se disait à lui-même, comme une sorte de prière, sentant se resserrer autour de lui le cercle final de la vie. Et du puits amer des choses passées, des désirs inachevés, des méchancetés souffertes, montait une force qu’il n’eût jamais espérer avoir. Avec une joie inexprimable, Giovanni Drogo s’aperçut, tout d’un coup, qu’il était tout à fait calme, presque anxieux de recommencer l’épreuve. Ah ! on ne pouvait pas tout attendre de la vie, ah ! on ne pouvait pas tout demander à la vie ? Ah oui ! vraiment Simeoni ? Eh bien ! Drogo va te montrer !
Courage, Drogo. Et il essaya de faire un effort, de tenir dur, de jouer avec la pensée terrible. Il y mit toute son âme, dans un élan désespéré, comme s’il partait à l’assaut tout seul contre une armée. Et subitement les antiques terreurs tombèrent, les cauchemars s’affaissèrent, la mort perdit son visage glaçant, se changeant en une chose simple et conforme à la nature. Le commandant Giovanni Drogo, pauvre homme dévoré par la maladie et par les années, se lança contre l’immense portail noir et s’aperçut que les battants s’ouvraient, laissant passer la lumière.
L’attente inquiète sur les glacis du fort, l’aride exploration de la plaine désolée du Nord, les soucis au sujet de la carrière, les longues années d’expectative ne furent plus qu’une pauvre chose. Il n’y avait même plus besoin d’envier Angustina. Oui, Angustina était mort à la cime d’une montagne, au cœur de la tempête, il s’en était allé tout seul, avec vraiment beaucoup d’élégance. Mais il était bien plus ambitieux de finir bravement dans les conditions où se trouvait Drogo, dévoré par la maladie, exilé parmi des inconnus.
Il lui déplaisait seulement de devoir s’en aller de là avec son misérable corps aux os saillants, la peau blanchâtre et flasque. Angustina était mort intact, pensait Giovanni, son image, malgré les années, s’était maintenue celle d’un jeune homme grand et délicat, au visage noble et séduisant : c’était là son privilège. Mais qui sait si Drogo, lui aussi, une fois passé le sombre seuil, n’allait pas pouvoir redevenir comme jadis, non point beau (car beau il ne l’avait jamais été), mais paré de la fraîcheur de la jeunesse ? Quelle joie, se disait Drogo à cette idée, tel un enfant, car il se sentait étrangement libre et heureux.
Mais une question lui vint ensuite à l’esprit : et si tout était une erreur ? si son courage n’était qu’une sorte d’ivresse ? s’il dépendait seulement du merveilleux crépuscule, de l’air embaumé, de l’interruption des douleurs physiques, des chansons de l’étage au-dessous ? et si, dans quelques instants, dans une heure, il lui fallait redevenir le Drogo d’avant, faible et vaincu ?
Non, ne pense pas à cela, Drogo, maintenant cesse de te tourmenter, maintenant le plus dur a été fait. Même si les douleurs t’assaillent, même s’il n’y a plus de musique pour te consoler et si, au lieu de cette nuit magnifique, viennent des brumes fétides, le résultat sera le même. Le plus dur a été fait, on ne peut plus te frustrer.
L’obscurité a empli la chambre, ce n’est qu’à grand-peine que l’on peut distinguer la blancheur du lit et tout le reste est noir. Sous peu, la lune devrait se lever.
Drogo aura-t-il le temps de la voir ou faudra-t-il qu’il s’en aille avant ? La porte de la chambre a un frémissement et craque légèrement. Peut-être est-ce un courant d’air, un simple coup de vent comme il y en a par ces inquiètes nuits de printemps. Mais peut-être aussi est-ce Elle qui est entrée, à pas silencieux, et qui maintenant s’approche du fauteuil de Drogo. Faisant un effort, Giovanni redresse un peu le buste, arrange d’une main le col de son uniforme, jette encore un regard par la fenêtre, un très bref coup d’œil, pour voir une dernière fois les étoiles. Puis, dans l’obscurité, bien que personne ne le voie, il sourit.
« Peut-être faut-il remonter jusqu’au Château et jusqu’au Procès pour trouver une interrogation aussi dramatique et aussi passionnée sur la raison de vivre et sur la fatalité du destin humain. »
Marcel Brion
Derniers commentaires
24.03 | 11:11
merci pour cette page consacré à la cinémathèque Algérienne. On souhaiterait avoir votre mail
20.08 | 16:38
je suis admirative de la STRADA j'adore le role g=de Guillieta Masina et Antoni Queen les prise de vue ce noir et blanc ces personnages..les instruments..les paysages.Ce film est un chef d'oeuvre
19.10 | 11:54
Le cinema est ma grande passion
27.12 | 13:16
place, qui répondent à ce qu'il a pu rêver dans sa captivité." (1946)
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