sunrise
► 12 Years a Slave
(E.-U., Steve McQueen - 2013)
Au cœur d'une institution :
Le récit de Solomon Northup
« Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes que tous les hommes naissent égaux, que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
(Déclaration d'Indépendance, 4 juillet 1776).
Littérature et cinéma américains nous proposent sporadiquement mais régulièrement le visage d'hommes ou de femmes désenchantés par l'existence. Parmi ces êtres accablés par la malédiction, l'Afro-américain Solomon Northup y occupe, incontestablement, une place remarquée. Son récit ne souffre, en outre, d'aucune contestation. Il s'impose comme un témoignage authentique d'une institution particulière et d'une législation invraisemblable, le Fugitive Slave Act, édicté pour la première fois en 1753. Or, c'est la promulgation d'une telle disposition qui explique le malheur de Solomon, né libre au début du XIXe siècle, fils d'esclave affranchi, père de famille comblé, agriculteur et charpentier de profession, violoniste à ses heures. Solomon débute son existence sous les meilleurs auspices jusqu'à ce jour fatidique - il a alors trente-trois ans - où il devient l'otage impuissant de slaves catchers impitoyables, chasseurs de primes d'une curieuse espèce. Nous sommes en 1841, au détour d'une artère de Saratoga Springs (État de New York). « Son enlèvement est l'histoire d'une identité qui se perd dans l'immensité d'un territoire hostile ; c'est aussi celle d'une nation balbutiante dont les divergences morales et juridiques incitent à la pire des contrebandes », souligne Anne Princen (In : Présentation au récit, 12 ans dans l'esclavage, Flammarion). « Quant à l'esclavage, les États du Nord le condamnent et le suppriment les uns après les autres entre 1780 et 1804 », écrit de son côté l'historien André Kaspi. Il en constate aussitôt la différence d'avec le Sud. Ici, l'on a besoin d'une servitude abominable, nécessités économiques et mentalités y aidant largement.
Solomon, relatant l'état d'esprit d'un de ses bourreaux, s'exprime ainsi : « Je pense qu'il comprenait, encore mieux que moi, le danger et la sanction liés à la vente d'un homme libre comme esclave. Il sentait la nécessité de me faire taire face à un crime qu'il commettait sciemment. » Plus loin encore, il définit ce sinistre personnage comme un vil marchand d'esclaves : « Il achetait des hommes, des femmes et des enfants à bas prix et les revendait au prix fort. C'était un spéculateur de chair humaine, une besogne honteuse, et qui n'est guère mieux considérée dans le Sud » esclavagiste. Si le récit apparaît si fort et si poignant, c'est qu'en aucune circonstance le narrateur n'accompagne celui-ci de considérations éthiques voire politiques. Le réalisateur britannique Steve McQueen a, de son côté, parfaitement compris cet aspect : son adaptation, tout en déconstruisant intelligemment la linéarité de l'écrit (l'utilisation du procédé flashforward : « Je ne suis pas un illustrateur mais un metteur en scène », déclare le réalisateur), opte clairement pour une fiction qui choisit d'être surtout la traduction multiforme d'un cauchemar vécu, de différentes manières, par les victimes de ces enlèvements. Pour autant, la description scrupuleuse de la condition d'esclave y est exceptionnellement rendue. Alain Masson, pour Positif, écrit d'emblée : « Représentation de la vie des esclaves au milieu du XIXe siècle, le film de Steve McQueen montre des choses qu'on n'avait guère vues à l'écran : la toilette des nègres nus dans la cour, la lecture biblique que leur fait leur maître, le groupe rangé pour écouter les ordres, les sarcasmes sur le rendement de chacun » (Positif n°635, janvier 2014), sans omettre, bien entendu, les bastonnades, flagellations, humiliations, examens vexatoires sur la valeur physique des esclaves et marchandages spéculatifs autour de leur vente ou de leur échange. En ceci, le film comme l'ouvrage, ont aussi valeur documentaire. Mais ce qui en fait le prix, c'est précisément qu'il est aussi une sorte de Journal d'Anne Frank de l'esclavagisme aux États-Unis. Autre aspect, et non des moindres : ici, l'histoire observe un chemin inverse à celui d'une progression, y compris en matière de servitude. Il est donc normal que nous évoquions, à son sujet, le destin des Juifs d'Europe. « C'est ce qui me plaisait. Je voulais que les spectateurs s'identifient avec Solomon, qu'ils fassent avec lui ce voyage, que ce qu'il voit pour la première fois soit pour eux la même découverte », affirme Steve McQueen.
La mise en scène du cinéaste projette autant la captivité que l'égarement. Il fallait aussi que le montage en restitue la tragique déchéance individuelle et la solitude absolue qui en découle. Exemple très fort : ce plan de sept minutes, dans lequel le héros, incarné par l'excellent Chiwetel Ejiofor (Dirty Pretty Things, Inside Man), pendu par le cou, est totalement ignoré par des esclaves appliqués, tels des somnambules, à remplir leurs charges. « Il était important parce qu'il montrait, outre le caractère physique de la torture, la dimension mentale et psychologique. Vous avez dans le même plan les gens qui vaquent à leurs occupations, qui vont de case en case, sans pouvoir aider quelqu'un qui est suspendu. Ces deux actions sont présentées dans le même cadre. [...] Il faisait partie des images que j'ai eues de suite à l'esprit lorsque j'ai lu le livre », indique le réalisateur.
Le témoignage de Solomon Northup est, par ailleurs, révélateur : « Le seul moment de répit que l'on donne aux esclaves durant toute l'année ce sont, écrit-il, les fêtes de Noël, Epps (ndlr : le maître de Solomon, interprété par Michael Fassbender dans le film) leur accorde trois jours. » Ailleurs, le narrateur commente : « Voilà la vie du Sud, telle qu'elle est (southern life as it is, allusion acide au roman de Mary Henderson Eastman, livre de propagande écrit en réaction à celui d'Harriet Beecher-Stowe, fort sage au demeurant, La Case de l'Oncle Tom). [...] Trois jours par an, comme je l'ai constaté. Les 362 autres sont jours d'épuisement, de peur, de souffrance et de labeur incessant » Dans les champs de coton ou de canne à sucre, non loin du bayou louisianais, Solomon a ployé l'échine « sans nulle récompense. Dix ans de travail continu qui ont contribué à l'enrichissement d'un féroce planteur. Dix ans où j'ai été forcé de m'adresser à lui, les yeux baissés et la tête découverte, avec l'attitude et le langage d'un esclave. Je ne lui dois rien, si ce n'est des insultes et des coups que je ne méritais pas », constate amèrement Solomon. « C'est, de toutes façons, une vérité absolue et non exagérée qu'à la plantation d'Epps, conclut notre héros, on entend le claquement du fouet et le hurlement des esclaves, du crépuscule jusqu'à l'heure du coucher, tous les jours, durant la saison des récoltes. » Quant à Epps, que doit-on attendre de ce type d'homme ? « Seulement une énergie brutale et grossière, associée à un cerveau inculte et pingre. Il regarde l'homme de couleur comme son bétail personnel », dit Solomon. Peut-on avoir autant de haine à l'égard des bêtes ? Sans doute pas. L'humain n'est jamais conditionné pour être esclave. On ne peut donc haïr qu'à cause de cette situation. En ce sens, féroce ou bon, l'esclavagiste commet un crime inexpiable. Écumant de rage, à l'instant où preuve lui est fournie que Solomon est homme libre, époux et père tout à la fois, il hurle qu'il retrouvera et tuera l'homme qui a révélé son lieu de captivité. Sinistre dépendance du bourreau qui, à la place d'un cœur et d'une intelligence, y substitue son incoercible illusion de puissance. Là, gît essentiellement la faiblesse du maître. Il ne peut rien envisager sans servitude. En revanche, l'esclave a un monde à gagner : celui de son propre affranchissement et celui de l'humanité toute entière.
Que la musique et les chants y jouent leur rôle, quoi de plus humain ! La grâce et la beauté d'un violon ne sont pas dans l'objet mais dans l'âme : on peut le briser en morceaux, mais sa symbolique est indestructible. Solomon, par bonheur (autant que dans son malheur), violoniste, confie ceci : « Mon violon était mon compagnon ; l'ami de mon cœur, entonnant un puissant chant de triomphe lorsque j'étais joyeux, murmurant de douces et mélodieuses consolations quand j'étais triste. » Pourtant, le chant de triomphe se tenait ailleurs : dans l'éternelle conscience que la servitude n'est pas dans l'ordre des choses et qu'aucun humain n'accepterait cela pour soi-même et pour les autres. Des hommes se sont levés, d'autres se lèveront encore pour raconter l'odyssée plaintive et pleine d'espoir des citoyens afro-américains.
MiSha
12 Years a Slave. États-Unis/Royaume-Uni, 2013. 133 minutes. Réalisation : Steve McQueen. Scénario : John Ridley, d'après l'autobiographie de Solomon Northup et David Wilson. Directeur de la photographie : Sean Babbitt. Décors : Adam Stockhausen. Costumes : Patricia Norris. Montage : Joe Walker. Musique : Hans Zimmer. Cie de prod. : Plan B, River Road Entertainement. Interprétation : Chiwetel Ejiofor (Solomon), Michael Fassbender (Edwin Epps), Benedict Cumberbatch (Ford), Lupita Nyong'o (Patsey), Adepero Oduye (Eliza), Brad Pitt (Bass). Sortie en France : 22 janvier 2014. Visa d'exploitation : 138661. Box-office en France : 1 696 935 entrées.
▪ Histoire de l'esclavage et du combat pour l'égalité raciale aux États-Unis
►Films sur l’esclavage
Derniers commentaires
24.03 | 11:11
merci pour cette page consacré à la cinémathèque Algérienne. On souhaiterait avoir votre mail
20.08 | 16:38
je suis admirative de la STRADA j'adore le role g=de Guillieta Masina et Antoni Queen les prise de vue ce noir et blanc ces personnages..les instruments..les paysages.Ce film est un chef d'oeuvre
19.10 | 11:54
Le cinema est ma grande passion
27.12 | 13:16
place, qui répondent à ce qu'il a pu rêver dans sa captivité." (1946)
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